Notre société contemporaine se fait le chantre de la multiculturalité. La perte des repères culturels traditionnels ethnocentrés, la dilution des identités nationales et l’explosion technologique, qui amoindri les distances et permet de mieux saisir un monde désormais globalisé, ne sont-ils pas des symptômes d’une résurgence actuelle du mythe de Babel ?
Effectivement, Babel est aujourd’hui sous nos yeux quand les mégalopoles poursuivent leurs courses vers les sommets, quand le langage web devient le nouvel esperanto qui relie les hommes en une seule communauté d’internautes. Du village global au réseau mondial, de la crise internationale aux bouleversements climatiques, Babel illustre toujours le chaos et la confusion des intérêts. Si le récit biblique la circonscrit à l’image d'une ville et d’une tour qui monte jusqu’aux nuages, la vanité de ses bâtisseurs se reconnaît chez nos contemporains les plus présomptueux. La projection babélienne ne connaît pas de limites.
Entre légende et histoire, entre paganisme et monothéisme, cette vertigineuse allégorie, à la fois intelligible et insaisissable, s’affranchit chaque fois de ses limites des représentations d’hier pour se matérialiser sous de nouvelles formes imaginaires qui illustrent ce qui dépasse l’entendement. Chaque fois son iconographie se renouvelle au gré de l’invention des arts et des techniques, pour rendre compte des conséquences de l’inconstance des hommes.
À la suite des peintres de la Renaissance, les artistes contemporains ne se découragent pas devant la démesure du monde actuel et transgressent les modèles de l’histoire de l’art afin que la métaphore babélienne devienne métamorphoses artistiques. Synthétisant les représentations anciennes et modernes qui produisent un effet de vertige dans le temps et dans l’espace, les Babel contemporaines enrichissent le mythe des multiples considérations sur notre présent et sur l’avenir. Son allégorie incarne en une expression synthétique nos angoisses collectives et nos espoirs partagés d’une prise de conscience mondiale enfin fédératrice.
Les représentations du mythe continuent d’offrir des images riches en intrigues visuelles, dont la profusion est tout aussi fascinante à apprécier que celles des tableaux de la Renaissance flamande. À l’image de ces modèles, les œuvres contemporaines jouent de l’ambiguïté du message babélien, entre sentence morale contre l’orgueil et célébration du génie humain, entre interprétation édifiante et ouverture positive.
Aujourd’hui, l’Internet, malgré la domination du modèle anglo-saxon, n’est-il pas devenu le lieu, ou plutôt un non-lieu, de réalisation de cette utopie d’une société mondiale où cohabitent tous les peuples et toutes les langues ?
Internet est un outil formidable très complexe. Ses ramifications sont infinies. Sa projection peut donner lieu à une composition typiquement babélienne. Toutefois la confusion des langages n'est pas le souci du web. Aujourd'hui, l'anglais domine pour des raisons économiques, mais il sert aussi à établir des échanges et à consolider des liens à distance. Sa pratique libère plus qu'elle ne contraint.
Les réseaux sociaux sont plus problématiques parce qu'ils constituent une réserve de mémoire qui ne connaît pas l'oubli. La dématérialisation ne dématérialise pas les mauvais souvenirs. Aucune hiérarchie de valeur ne gère la sélection des données. C'est une Babel plus inquiétante.
Comment l’art contemporain s’est-il réapproprié cette thématique ancienne et quelles visions portent les artistes d’aujourd’hui sur cette volonté de puissance et l’orgueil de la race humaine, symbolisés par Babel ?
Sans se conformer chaque fois à l’archétype du célèbre tableau de Bruegel le Vieux, les Babel contemporaines, qu’elles soient d’inspiration religieuse ou profane, incarnent la toute-puissance d’une intelligence supérieure. Leurs images touchent les esprits parce qu’elles correspondent à l’idée la plus juste d’une aspiration tourbillonnante, irrésistible et donc fatale vers les sommets. Peu importe la forme des tours, pyramidales, coniques ou parallélépipédiques, nous projetons toujours vers leurs pointes le vertige d’une élévation inspirée. La spirale ascensionnelle est représentative du mythe. Cette métaphore visuelle illustre le souffle babélien et transfigure toutes les représentations de Babel. Ainsi, au cours de l’histoire, la ziggourat, le temple, le château fort, la cathédrale, les buildings, les mégalopoles deviennent emblématiques d’une course vers les sommets, telle une quête d’absolu.
Babel s’interprète comme un phénomène. Dans la spirale du temps, son vertige enroule le passé, le présent et le futur en une révolution symbolique de l’éternel recommencement. Elle anticipe la fin d’un monde et augure le commencement d’un autre. Babel donne du sens à l’avenir. Elle évalue notre présent à l’aune du mythe ancestral qui a valeur de remparts contre la déraison. Le mythe représente plus qu’une tour et une ville, plus que les thèmes de la confusion des langues et de la dispersion des peuples. Pour les artistes contemporains, Babel est l’unique parabole, éthique à défaut de ne plus être théologique, dont la souplesse d’interprétation peut aider à la conception des mondes de demain. Elle accompagne notre vision du futur d’un fond de vraisemblance. Ainsi, en regard de la situation internationale, la légende babélienne représente plus qu’un site légendaire et l’orgueil d’un peuple en particulier. La lecture du mythe ne se conçoit pas comme une réponse aux égarements de l’humanité mais comme un appel à la vigilance. À échelle humaine, elle symbolise notre volonté de reconstruire chaque fois que tout s’effondre. Paradoxalement, Babel est un mythe qui nous guérit du pessimisme. Sa poésie nous délivre d’une vision trop proche des évènements pour distinguer l’espoir en toute chose.
Les images contemporaines de Babel ne sont pas négatives, sûrement pas nihilistes, mais elles théâtralisent la débâcle pour nous prévenir du chaos. Les Babel des artistes d’aujourd’hui sont comme des miroirs grossissants qui nous présentent ce vers quoi nous ne devons pas tendre. Elles nous avertissent des dérives et de la décadence de toute civilisation et de toute puissance qui envisagent de dominer le monde sans conscience et sans mémoire. Sans morale édifiante, les projections babéliennes contemporaines, avec les ressources du web et des nouvelles technologies, proposent des visions proches d’un théâtre de l’absurde. Parfois excessives, elles sont symboliques du monde d’aujourd’hui dépassé par sa propre cadence. Allégoriques d’un futur que nous ne voulons pas connaître, elles exhibent le ventre ouvert de Babel pour nous alerter sur les conséquences de nos actes. Tel des miroirs reflétant le délire humain, les représentations actuelles de Babel nous demandent de corriger l’image tant qu’il est encore temps.
Le site de Babylone se situe à une centaine de kilomètres au sud de Bagdad. Les vestiges de la tour ne forment plus qu’une empreinte en négatif dans le sol du périmètre de son enceinte et de la rampe du grand escalier. Ces traces subsistantes sont les plus belles pour reconstruire le mythe. Elles constituent les fondations à partir desquelles nous élevons la Babel de notre imagination, et de notre propre vision du message biblique. Babel illustre l’ambition de se projeter toujours plus loin, sans connaître pour autant l’objectif à atteindre, tant que le voyage mérite d’être entrepris. En définitive, comme le précise le peintre allemand Anselm Kiefer, le mythe de la tour de Babel « donne tout son sens à l’œuvre des hommes : un désir d’aller plus haut, plus loin, un désir qui, comme tout désir, regarde vers l’ailleurs, désir de l’Autre et non du petit autre de nos conceptions étriquées, élan qui reste en suspens et n’existe que pour ne jamais se satisfaire totalement »1
Chaque vision artistique est unique et pourtant il semble que le mythe de Babel, présent dans l’histoire de l’art depuis la Renaissance, transcende les différences pour révéler des éléments communs chez de nombreux artistes provenant pourtant d’horizons très différents… Pouvez-vous nous parler des différentes approches artistiques que l’on retrouve dans le parcours de l’exposition ?
Tous les arts sont représentés dans l'exposition. Comme dans les films de science-fiction, pour évoquer les Babel du futur, les artistes contemporains créent de grandes compositions où le colossal est la norme. Les édifices titanesques surplombent des rues grouillantes de monde. La démesure est la règle. La raison n’administre plus la cité. Les mégalopoles de demain ne laissent plus de place à la nature. À voir de près, l’urbanisme proliférant remplace le minéral par des montagnes d’immeubles. La ville imite aussi la luxuriance végétale en un enchevêtrement de voies de circulation de toutes sortes. Les édifices titanesques surplombent des mégalopoles grouillantes. Les tours mêmes fusionnent leurs structures pour enfanter un réseau tentaculaire. Les échelles se confondent. Les œuvres des artistes sont monumentales en accord avec le sujet, et elles sont infiniment détaillées. Elles symbolisent la démesure d’une humanité intriguée, interloquée, voire désespérée par ses propres excès. Cette outrance convoque encore dans certains cas l’image de « la grande prostituée » de l’Apocalypse de saint Jean qui désigne Babylone comme le symbole de l’idolâtrie, de la perversion et du vice, comme l’antithèse de la ville sainte. Cette bacchanale atteint son paroxysme dans les œuvres où la métaphore du monde interconnecté court à sa perte à cause de la synergie incontrôlable de la mondialisation.
La métaphore du « crash », qu’il soit boursier, industriel, politique, à l’échelle d’un pays, d’un continent, de la planète, est manifeste. Pourtant, au sein du chaos, l’interprétation contemporaine de Babel consacre la pluralité sur l’unité. Le premier verset du récit biblique : « Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots », qui semble entretenir la nostalgie d’une langue originelle, pointe en creux le risque d’un idiome unique. Un langage unique ne peut rendre compte des diversités d’approche du monde. Ainsi, la fin du texte avec la confusion – la multiplication devrait-on dire – des langues se conçoit comme une chance. À l’image de La Bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges, la tour s’imagine comme la plus grande et la plus universelle des bibliothèques où toutes les langues et toutes les écritures, toutes les connaissances et toutes les richesses et curiosités du monde trouvent leur place. À l’heure d’Internet, des réseaux sociaux et de la révolution culturelle induite par le tout numérique, les artistes contemporains proposent de vivre la confusion des langages comme une aventure créative, où les péripéties des mots ouvrent de nouveaux champs d’exploration du monde et des mondes.
L’exposition va tourner dans plusieurs pays d’Europe, pouvez-vous nous en détailler le parcours ?
Après celle de Lille, qui a été visitée par plus de 185 000 visiteurs, la seconde étape est actuellement au Botanique de Bruxelles. Sa reprise au Kunsthalle de Budapest était prévue et bien avancée, mais malheureusement de mauvaises nouvelles budgétaires ont contraint l'institution de ne plus pouvoir reprendre l'exposition. Nous continuons de recevoir d'autres demandes pour des projets plus modestes, qui montrent que le sujet passionne.
1. Denise Morel, « Le théâtre tragique d’Anselm Kiefer », Revue Silène, Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, février 2008