Apparu dans les années quatre-vingt dans le sillage des artistes de body art, tels Orlan ou Chris Burden, qui ont fait de leur corps le terrain de leurs performances avec pour objectif de fusionner l’art et la vie, tentative ici ravivée et intériorisée par le développement de la miniaturisation et la montée en puissance de l’art numérique, l’art biotechnologique provoque aujourd’hui beaucoup d’engouement auprès d’une communauté d’artistes à la démarche audacieuse, évoluant loin des sirènes du marché de l’art traditionnel.
À une époque où la biotechnologie connaît un développement phénoménal, les artistes n’hésitent plus à s’associer à des laboratoires de recherche. Ces démarches suscitent immanquablement un questionnement éthique car la manipulation du vivant reste aujourd’hui encore un sujet délicat, complexe et irréductible aux prises de position simplistes. Les biotechnologies sont devenues un medium à part entière, un creuset d’expérimentation pour les artistes, qui les rapproche du mythe du démiurge créateur.
Bien qu’il reste tout à fait marginal dans les circuits du marché de l’art, — tout comme le sont les arts numériques, d’ailleurs —, le phénomène n’a pas tardé à trouver une reconnaissance officielle dans les chemins de traverses des festivals spécialisés. Ainsi, le prix Hybrid Art du prestigieux festival Ars Electronica qui se tient chaque année à Linz récompense depuis 2007 ces nouvelles formes et expressions artistiques. Ce prix à l’assise transdisciplinaire permet de distinguer des formes d’expression très diverses : vie artificielle, art transgénique, art génératif logiciel, etc.
En 2007, The Art and Science Collaborative Research Laboratory, de l’University of Western Australia à Perth (représentée par son cofondateur et directeur artistique Oron Catts) fut porté au firmament pour son travail de sculpture basé sur la recréation artificielle de tissu cellulaire. Yann Marussich, le performeur suisse de l’extrême, déjà connu pour s’être fait enfermer et s’être exposé pendant quarante huit heures dans une fourmilière géante, laissant son corps se faire envahir par les insectes, a été distingué à plusieurs reprises grâce à sa performance Bleu Remix. Celle-ci consistait, après absorption d’une préparation chimique élaborée sous un étroit monitoring médical, à laisser son corps exsuder de manière très spectaculaire des sécrétions bleues dont la pigmentation n’est pas sans rappeler Yves Klein. Ce suintement bleuâtre s’écoule avec une lenteur calculée pendant toute la durée de la performance le long du corps de l’artiste qui se tient immobile dans une cage en plexiglas.
En 2009, Eduardo Kac , le célèbre créateur du lapin transgénique Alba (GFP Bunny, 2001), dont la fourrure vert fluo a provoqué une levée de boucliers dans la presse à travers le monde lors de sa création, était à son tour distingué en compagnie de Neil Olszewski, du Département de biologie des plantes et de Neil Anderson, du Département des sciences d’horticulture de l’Université du Minnesota, pour l’œuvre Natural History of Enigma. Pour cette dernière, Kac s’est fait extraire une séquence de son propre ADN, celle justement chargée d’identifier les corps étrangers, et l’a isolée, séquencée et ensuite transplantée dans l’ADN d’un pétunia. Il en a résulté une nouvelle forme de vie, « l’Edunia », une fleur génétiquement modifiée qui est un mélange de l’artiste lui-même avec une fleur (EDUardo-pétuNIA). Une variété créé de toutes pièces et que l’on ne retrouve bien sûr pas à l’état naturel. Dans une récente interview, Kac évoquait ainsi l’avenir du bio-art : « Dans les prochaines décennies, un certain nombre de questions vont conduire à créer de nouvelles formes de bio-art. Pour citer quelques exemples : génome personnalisé, clonage généralisé, biologie synthétique, amélioration et accélération des cultures de tissus ainsi que de la prédiction et de la synthèse des gènes et des protéines, cartographie de nouvelles connexions génétiques, synthèse complète et à la portée de tous des chromosomes, génomes et cellules… » .
On ne s’étonnera guère de retrouver également comme lauréat du Golden Nica, — la plus haute distinction du Festival Ars Electronica —, le bouillonnant artiste chypriote/australien Stelarc, qui a jadis déclaré le corps « obsolète » et n’a eu de cesse depuis d’en repousser les limites. Que ce soit par le biais de performances extrêmes où il se fait suspendre dans les airs, tenu par des crochets enfilés sous la peau ou en s’adjoignant des prothèses ou un exo-squelette qui lui permettent d’atteindre le stade d’un « corps augmenté », il a fait de sa personne le matériau vivant de ses sculptures. Avec Ear on arm, l’artiste s’est fait implanter de manière permanente et sous-cutanée une oreille en polyéthylène spécialement conçue à cet effet, capable non seulement d’entendre mais aussi de transmettre un signal, celui de l’environnement sonore de l’artiste, via internet. « J’ai toujours été fasciné par la conception d’un type de prothèse biologique qui utiliserait ma propre peau et qui agirait à la manière d’une modification permanente de l’architecture corporelle. Mon hypothèse est que si l’on altère le corps, on modifie aussi sa conscience. J’ai eu l’envie de concevoir une architecture anatomique alternative, qui puisse aussi être un dispositif de téléprésence. Ce qui importe aujourd’hui, n’est plus seulement l’identité du corps mais sa capacité de connexion, non plus sa mobilité ou son emplacement mais son interface » explique-t-il. « Avec la prolifération et la miniaturisation de la technologie, celle-ci devient bio-compatible, tant par l’échelle que par la matière dont elle est composée, et peut dès lors s’intégrer comme un composant du corps à part entière. Ces prothèses augmentent l’architecture corporelle et permettent d’étendre l’ensemble ou des parties de corps, séparés physiquement mais connectés électroniquement. »
Le corps post-humain est depuis un certain nombre d’années déjà au cœur du travail de l’artiste française Orlan qui n’a de cesse d’interroger le statut du corps et les pressions politiques, sociales, religieuses et culturelles qui s’y inscrivent. Par le biais d’opérations chirurgicales, qu’elle mène sur sa personne, réalisée à la manière de performances documentées minutieusement, elle fait de son enveloppe physique l’instrument privilégié de son art et un lieu de débat permanent. Son œuvre Le Manteau d’Arlequin fait irruption dans le champ des biotechnologies en utilisant ses propres cellules mêlées à celles d’animaux et d’autres humains. Un art de l’hybridation, créateur de formes nouvelles de vie. S’inspirant d’un texte de Michel Serres , Orlan s’empare de la figure d’Arlequin et en tire une métaphore du croisement, de l’acceptation de l’autre et de l’intersection, en utilisant la peau comme medium charnel.
D’autres artistes, tels Revital Cohen ou Marta de Menezes ont également fait du corps post-humain leur cheval de bataille. On pourrait aussi citer Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin, deux artistes français, qui se sont réunis en 1991 pour créer Art Orienté Objet. Passionnés par les sciences du vivant, et les théories du comportement, l’éthologie et l’ethnopsychiatrie notamment, ils ont, dans les années quatre-vingt-dix, intégré en tant que cobayes des laboratoires de recherche en biotechnologie et ont ainsi obtenu, par hybridation de leurs épidermes respectifs, une œuvre intitulée Cultures de peaux d’artistes. En fusionnant les cellules de leur peau en une seule entité, ils franchissent ainsi la barrière des sexes et questionnent la singularité de l’individu à l’ère de la reproductibilité biotechnologique. Poussant plus loin cette démarche de transgression du modèle naturel, ils ont remporté le prix Ars Electronica 2011 avec une performance intitulée May The Horse live in Me dans laquelle une partie du patrimoine génétique du cheval est inoculée à Marion Laval-Jeantet, explorant ainsi les méandres d’une condition post-humaine, hybridisée. « Le but final de la performance réalisée à Ljubljana le 22 février 2011 fut de recevoir une quarantaine de familles d'immunoglobulines ensemble, afin de ressentir un autre modus vivendi que purement humain. Si on reprend la terminologie du posthumain, être humain au-delà de l'humain, c'est peut-être en passer par ce type d'expérience, dans laquelle l'homme devenant un hybride homme/animal est enfin extra-humain. », dit l’artiste. « Cette performance peut sembler d'une trop grande radicalité. Pourtant, il faut savoir que les risques en sont calculés, et que si elle a aussi son intérêt sur un plan scientifique, elle représente pour moi une expérience sensible profondément à même de modifier mes conceptions artistiques. Et qui sait ? Peut-être sa force empirique et symbolique permettra-t-elle à ma (notre ?) conscience de s'ouvrir sur un Autre suffisamment « autre » pour ne plus être purement anthropocentrique. Peut-être s'agit-il d'un pas sensible vers une post-humanité capable d'atteindre la pensée d'une montagne, […], en commençant par celle d'un cheval... » explique Marion Laval-Jeantet. Le designer Tuur Van Balen a également remporté un prix avec son projet Pigeon d’or. En collaboration avec un laboratoire, il a mis au point un procédé, permettant, par modification du métabolisme, de créer un pigeon capable d’excréter des bulles de savon. Même si, en fin de compte, aucun pigeon ne fut le réceptacle de cette expérience, les bactéries responsables de cette hybridation furent bien développées. « Dans le cas de Pigeon d’or, on se trouve en présence d’une question éthique. Que je puisse modifier ainsi le métabolisme d’un pigeon paraît presque criminel. Mais le projet va plus loin et se place par rapport à tout ce qui se passe déjà aujourd’hui dans les laboratoires dans une sorte de zone grise. […] Pigeon d’or vous fait simplement prendre conscience que cela se pratique déjà. »
Un autre pan du bio-art actuel est représenté par de projets simulant la vie sur ordinateur. L’art informatique présente en effet certaines similitudes avec les processus à l’œuvre dans la nature. Le développement d’agents intelligents, dotés de comportements autonomes et de procédés de réplication, ont permis des simulations assez poussées de nouvelles formes de vie synthétique, totalement inédites et absentes du règne naturel. Dès les années quatre-vingt-dix, des artistes ont mis au point des algorithmes capables de créer des formes organiques, dotées d’une autonomie propre, telles les œuvres de William Latham (La conquête de la forme, 1990) ou celles de Karl Sims. Galapagos, une œuvre de ce dernier datée de 1997 et inspirée des théories de Darwin, laissait la décision au spectateur de sélectionner des formes organiques, qui, une fois certains choix posés, se développaient, croissaient et se transformaient de manière indépendante. Le zoosystémicien français Louis Bec a lui aussi mené ses recherches sur le terrain de la création d’une faune et d’une flore d’un nouveau genre, aux contours libérés (Upokrinomène Vulgaris, 1993). Nombres d’artistes se sont emparés de ces questions et des potentialités qu’elles offrent et on ne compte plus les projets abordant cette thématique, notamment sur internet. Ceux-ci reposent tous peu ou prou sur la possibilité de la technologie numérique de reproduire des données à l’infini selon des combinaisons diverses et en fonction de variables programmées ou aléatoires. Le duo d’artistes franco-autrichien Laurent Mignoneau et Christa Sommerer ont exploité ces particularités dans plusieurs installations où la poétique l’emporte souvent sur la technologie, comme dans A-Volve (1994) et son bassin de créatures aquatiques ou encore avec Interactive Plant Growing (1992), une installation permettant de contrôler à distance la croissance des plantes. Plus récemment, on trouve des projets d’artistes du net abordant ces questionnements comme ceux d’Aleksandar Maćašev (Copy and Waste), Bestario (Mitozoos), Diane Ludin (Genetic Response system 3.0) ou encore Eugene Thacker (Bionet : recombinant).
Force est de constater que la prégnance de plus en plus importante des technologies numériques dans notre quotidien couplée à la compréhension toujours plus fine du génome humain et des processus biologiques à l’œuvre dans notre environnement sont de nature à inciter le développement croissant de ce type de projets. Avec en toile de fond le dépassement de notre condition humaine par la génétique, les prothèses ou la création de formes de vie synthétique.
Liens
Oron Catts and Ionat Zurr http://www.symbiotica.uwa.edu.au/
Aleksandar Maćašev http://www.the-mighty.com/
Bestario http://bestiario.org/
Diane Ludin http://www.turbulence.org/Works/genresponse/index.html
Eugene Thacker http://www.turbulence.org/Works/thacker/Entry/map.html
Ressources bibliographiques supplémentaires :
- Dominique Babin, PH1 : manuel d’usage et d’entretien du post-humain, Flammarion, Paris, 2004
- Art bio(techno)logique = Bio(techno)logical art, in Art Press, n. 276, février, 2002, pp. 37-54
- L’art biotech et le posthumain, Inter, n. 94, automne 2006 - Bio-art, in Patch, n. 9, ed. CECN/TechnocITé, Mons, février 2009
- Dossier Art Biotech, Arte : http://www.arte.tv/fr/Art-biotech/796146.html