Vous entamez actuellement un diptyque sous les auspices du Studio national des arts contemporains Le Fresnoy. Quelle a été la genèse de ce projet ?
J’enseigne au Fresnoy pour la deuxième fois où je suis les travaux de sept ou huit étudiants qui réfléchissent à des thématiques faisant intervenir le corps en scène. L’un de mes précédents spectacles a été réalisé avec Iuan-Hau Chiang, un artiste de Taiwan qui travaille principalement avec les technologies numériques, et que j’ai réinvité par la suite sur la production de Il, créé au Fresnoy. Je ne connaissais pas cet univers mais cela m’a ouvert à un champ artistique et à des pratiques nouvelles. fom #1 et #2 abordent les thématiques du relief et du creux, de la présence fantôme du corps et sa disparition. Pour le premier volet, je me suis rendu à Taiwan où nous avons réalisé de la motion capture et conçu un avatar à partir de fumée. J’apparais avec le mouvement et me dissipe progressivement dans la fumée. Cette première partie sera présentée en juin 2011 en Europe, à l’occasion de Panorama au Fresnoy. Le deuxième volet joue sur l’idée de l’empreinte que le corps laisse dans un matériau textile. Le corps émerge comme un relief en creux dans le tissu. Ce questionnement autour de l’apparition et de la disparation du corps m’intéresse au plus haut point.
À l’origine, vous étiez plasticien, styliste et musicien, cette dimension multidisciplinaire est-elle toujours présente dans votre travail ?
Dans mes spectacles, il n’y a pas de hiérarchie entre les éléments que je mets en scène, tout est en relais : le danseur avec la lumière, qui est à son tour en relais avec le son, le décor, etc. Il n’y a donc pas de centre. De par ma formation, je ne suis pas issu d’une pratique précise et dès lors, pendant les phases d’écriture, je me sers de tout ce que j’ai sous la main : la musique, la lumière, les corps… Il y a une volonté consciente de ma part de ne pas opérer de choix, ce qui a souvent été mal perçu, d’ailleurs.
Le vêtement a toujours fait partie de vos préoccupations artistiques car, avant de devenir chorégraphe, vous avez exercé le métier de styliste et, dans plusieurs de vos spectacles, le vêtement apparaît comme protagoniste principal : dans 100% Polyester par exemple. Comment s’opère la synthèse entre ces deux univers ?
Ce qui m’intéresse avant tout, c’est ce que l’on voit, ce qui peut être rendu visible. Le corps couvert m’intéresse davantage que le corps nu, par exemple. Le vêtement ne devient mouvant que parce qu’il est porté, parce qu’il est habité. Dans son état inanimé, il est comme une relique mais c’est le corps qui le déplace et le fait vivre. Les objets dans mes créations, qu’il s’agisse d’accessoires ou de textiles, sont souvent autonomes. C’est cette autonomie — qui leur est intrinsèque — qui est porteuse d’une histoire et cette histoire est elle-même liée au mouvement. C’est ma manière d’aborder la problématique de l’incarnation à travers les objets.
Qu’entendez-vous par là ? L’objet ne vit-il que parce qu’il peut s’inscrire dans l’histoire d’un corps ?
Si vous prenez une discipline comme le design par exemple, tout y est pensé en fonction du corps. Mais si on réfléchit en fonction de l’autonomie des objets, c’est le corps qui est sommé de s’adapter et cela change complètement la posture. C’est un renversement total de perspective. Dans le spectacle mon amour créé à l’opéra de Lille, les danseurs envoyaient des sphères noires télécommandées qui agissaient sur scène comme des avatars. Ils imprimaient ainsi un mouvement à la scénographie et c’est le partage du mouvement qui devenait le sujet de la danse et non plus seulement le mouvement qui appartient en propre au corps. Bien évidemment, cette approche met à mal les codes d’écriture chorégraphique traditionnels.
Chez vous le vêtement est vu comme une extension du corps et a fortiori d’un corps qui n’existe pas, qui n’est que potentiel. Quelle définition en donneriez-vous ?
Je me sers en effet du costume comme si le corps avait été « détroussé ». Le vêtement n’est plus vu comme une surface que l’on enfile par-dessus le corps mais à l’inverse il est là pour montrer ce qu’il recèle. C’est pour cette raison que les visages sont souvent cachés dans mes spectacles, de manière à amener le regard du spectateur vers le dedans, vers le corps.
Dans votre future installation, vous vous intéressez aux textiles dits « intelligents ». Quels sont les enjeux artistiques de l’utilisation d’un tel matériau ?
Ma recherche actuelle se concentre sur le matériau en lui-même, c’est-à-dire avant que le tissu ne devienne un objet manufacturé. Dans l’œuvre qui sera présentée sous forme d’installation avec un tissu posé à même le sol, l’empreinte d’un corps en creux apparaît et disparaît. On passe ainsi d’un point un à un point deux pour ensuite revenir à la forme initiale. Il existe plusieurs techniques pour y parvenir, notamment le tissage de fibres métalliques qui, avec la chaleur ou la contraction, peuvent faire surgir la forme d’un corps.
En ce qui me concerne, l’enjeu réside dans la création d’une sorte de seconde peau, qui agirait à la manière d’une nouvelle interface avec le monde. Notre peau est une des composantes qui permet de mesurer les interactions entre l’interne et l’externe et, en ce sens, elle agit comme une interface communicante. Cette nouvelle génération de matériau va peut-être permettre un autre type de communication avec notre environnement et une manière inédite d’appréhender le monde. Il y a dans la nature des animaux qui produisent des signaux lumineux pour communiquer entre eux. Moi, ce qui m’intéresse, c’est d’inventer un nouveau langage corporel et de voir de quels outils d’écriture on dispose au regard de celui-ci et ce que l’on communique. Ce processus d’écriture repose sur la mise en ordre d’éléments épars et est interdépendant des matériaux utilisés. C’est véritablement une écriture de l’organique.
Lorsque l’on pense à la matière, cela convoque inévitablement une certaine sensualité ; or, ce n’est pas un axe de recherche particulièrement mis en avant chez vous. Pourquoi ? Ce qui m’intéresse, ce sont les interstices, les choses « entre ». Ma recherche est plus centrée sur l’énergie, bien que je pense important de convoquer également les sens. Mais mon travail est davantage une invitation à prendre le vide comme un lieu à modeler et à appréhender. Le vide est souvent dans mes spectacles le point de départ mais aussi celui d’arrivée. Il y a ensuite tout une phase d’accumulation et puis un travail en négatif, à la gomme, pour obtenir presque le squelette, quelque chose d’essentiel. J’essaie de voir jusqu’où je peux dégrossir et éviter ainsi la surcharge d’informations. J’aime le peu, je suis un chorégraphe du peu… Ce désir de revenir à l’épure me vient de ma recherche plastique.
Collaborez-vous avec des spécialistes textiles afin de vous orienter dans le choix du matériau le plus juste ?
Mon attachée de production au Fresnoy mène des recherches à ce sujet et nous avançons par échange d’informations. Nous sommes en train de déterminer quel textile va nous servir de base pour travailler et étudier son impact sur le projet initial. Nous sommes pour cela en contact avec un pôle universitaire à Gand. Nous sommes encore pour le moment à la première étape de recherche, au stade du textile pour lui-même. C’est un processus long car il faut déterminer quels seront les partenaires, quel sera le matériau retenu et quel outil informatique nous allons utiliser. Nous allons devoir travailler avec un programmeur qui va écrire un algorithme informatique pour gérer les passages de la phase un à la phase deux, dans la temporalité et dans les transitions entre les différents états.
Vous opposez au côté éphémère de la danse, la trace et la mémoire du corps, même si celles-ci sont à leur tour amenées a disparaître…
Je n’oppose pas…La mémoire aussi est éphémère… Ici, il s’agit d’une trace mouvante. La question centrale est : comment le matériau lui-même a-t-il intégré le corps et de quelle façon se dévoile-t-il ?
http://www.lassociationfragile.com
Né en 1965 à Cannes, Christian Rizzo fait ses débuts artistiques à Toulouse où il monte un groupe de rock et crée une marque de vêtements, avant de se former aux arts plastiques à la villa Arson à Nice et de bifurquer vers la danse de façon inattendue. Dans les années 1990, il est interprète auprès de nombreux chorégraphes contemporains, signant aussi parfois des bandes sons ou la création des costumes. Ainsi, on a pu le voir chez Mathilde Monnier, Hervé Robbe, Mark Tompkins, Georges Appaix puis rejoindre d’autres démarches artistiques auprès de Vera Mantero, Catherine Contour, Emmanuelle Huynh, Rachid Ouramdane.
En 1996, il fonde l’association fragile et présente performances, objets dansants et pièces solos ou de groupes en alternance avec d’autres projets ou commandes pour la mode et les arts plastiques. Depuis, plus d’une trentaine de productions ont vu le jour, sans compter les activités pédagogiques. Christian Rizzo enseigne régulièrement dans des écoles d’art en France et à l’étranger, ainsi que dans des structures dédiées à la danse contemporaine.