À la vue de ce show hollywoodien, on ne peut s’empêcher d’avoir à l’esprit que celui-ci relève d’une opération commerciale rondement menée sous la houlette de François Pinault, grand collectionneur averti et soutien de toujours de l’artiste anglais. En effet, après l’immense succès de la vente aux enchères de 2008, qui lui avait rapporté 140 millions d’€ et par la même occasion fait de lui une star planétaire, l’artiste a vu sa cote sensiblement baisser sur les marchés. Sa démarche actuelle, à n’en pas douter, s’inscrit dans une tentative d’aimanter à nouveau l’intérêt des grands collectionneurs après ce passage à vide au moyen d’une exposition destinée à marquer les esprits.
Une fois ces préoccupations terre-à-terre évacuées, il faut bien admettre que l’éblouissement et un plaisir immédiat l’emportent largement sur toutes autres considérations. Car le spectacle est démesuré, à l’aune de la légende forgée par l’artiste lui-même : plus de 120 sculptures, dont un grand nombre d’œuvres monumentales, une utilisation abondante des matériaux les plus précieux, un budget de réalisation dont on dit qu’il avoisine les 50 millions de livres sterling (!), un travail réalisé dans le secret sur près de 10 ans, 5000 mètres carrés de parcours répartis dans deux des plus beaux lieux d’exposition de la Sérénissime. Des chiffres qui donnent le tournis…
Dès l’entrée en matière, la magie opère. Damien Hirst a choisi de raconter l’histoire d’un navire antique ayant appartenu à un richissime esclave affranchi, dont l’équipage aurait sombré emportant par le fonds son incroyable cargaison. Ce trésor fabuleux aurait été découvert récemment au large de Zanzibar et ramené à la surface par une équipe de plongeurs. L’esclave et protagoniste du récit porte ironiquement le nom de Cif Amotan II (anagramme de I am a fiction, Damien Hirst affectionnant particulièrement de brouiller les pistes entre fiction et réalité), et son histoire fait métaphoriquement écho aux collectionneurs d’aujourd’hui et à leur soif d’amasser des trésors.
Le voyage imaginaire au long cours auquel nous convie Damien Hirst est fait de visions de coraux et de colosses engloutis, de pépites d’or grosses comme le poing, d’amphores ébréchées, de pièces d’armures et de sabres, de torques et de tiares, de têtes de méduses décapitées et de sphinx pensifs, de bronzes et de pierres calendaires. Les couleurs et les matières éclatent et on se laisse volontiers prendre par la main par ce récit fantastique malgré le côté kitsch assumé de certaines pièces. L’inventaire semble parfois sorti de quelques bonnes pages d’À Rebours de Joris-Karl Huysmans ou des descriptions luxuriantes et sensuelles du Salammbô de Flaubert : tortues à carapace d’or, coraux opalescents, obsidiennes, améthystes, azurites, quartz, émeraudes, tourmalines, tout participe à l’enchantement de cet Orient antique reconstitué. Des sculptures démesurées jugent le spectateur, le crâne d’un cyclope (ou s’agit-il d’un mammouth?) et son monstrueux orifice le toise de son globe désormais vide, une hydre se livre à une lutte sans merci avec une Khali à six bras armés d’estramaçons surdimensionnés. Hirst pousse le souci du détail jusqu’à mettre en scène, à travers de grandes photos placées dans des caissons lumineux, l’équipe de plongeurs à la découverte de ces merveilles sous-marines dans un décor de lagon turquoise.
Particulièrement efficace, la scénographie, pensée pour le lieu, ses volumes et la présence toute proche de la lagune, s’efface pourtant discrètement pour faire place à un sentiment d’enchantement tout au long du parcours. Hirst s’amuse à brouiller les frontières, il mélange avec bonheur les mythes égyptiens, grecs, romains, hindous, africains, et ne craint pas d’y ajouter une touche kitsch et autoréférentielle, à l’instar de cette statue mangée de coraux représentant l’artiste aux côtés de Mickey. Tout se rejoint désormais en une vision cohérente et est matière au grand spectacle post-moderne de l’art contemporain : Disney, pop culture (le buste de Pharell Williams en pharaon!) et grands mythes fondateurs se côtoient sans distinction ni hiérarchie.
Le génie de Hirst réside toutefois dans la sublimation des références qu’il invoque et fait cohabiter avec réussite pour donner in fine un spectacle haut-en-couleur, bluffant techniquement et époustouflant de beauté. Une leçon d’art magistrale, qui pêche peut-être par facilité aux yeux de certains, mais se suffit à elle-même sans avoir besoin de chercher par la dialectique à justifier son propos. Un plaisir immédiat pour les yeux et l’esprit du visiteur, assez rare en soi que pour être souligné, et qu’il aurait grand tort de bouder.
Treasures from the Wreck of the Unbelievable (Trésors du naufrage de l’Incroyable), par Damien Hirst.
À la Punta della Dogana et au Palazzo Grassi de Venise, jusqu’au 3 décembre 2017.