L’intérêt de Attia pour les cultures non-occidentales, qui doivent encore réinventer leur liberté et affirmer leur existence, non en creux de l’écrasante domination de l’Occident, mais à plein, pour ce qu’elles sont, trouve ici la juste mesure de son expression. Les œuvres ouvrent sur un questionnement fort, présenté sans fioriture et dépouillé de tout artifice plastique. L’espace est blanc, dénudé et fait penser à une chambre d’échos où les interrogations soulevées par l’artiste s’insinuent dans l’esprit du visiteur d’abord imperceptiblement pour résonner et s’amplifier ensuite avec plus de force.
Kader Attia articule donc une réflexion autour de l’idée philosophique de la réparation, et, fidèle à lui-même, sa démarche est tantôt artistique, tantôt celle d’un historien, d’un ethnographe ou d’un anthropologue. En revisitant la mémoire des peuples, il en explore les blessures et les lignes de fracture. La « réparation » qu’il suggère n’est dès lors pas un processus qui vise à faire disparaître les stigmates des traumatismes subis mais, au contraire, consiste à les arborer avec fierté, comme faisant partie de la construction d’une identité nouvelle. Des cicatrices de vie qui s’exhibent, n’ont pas vocation à guérir ou à être cachées sous un nouvel épiderme de surface mais qui définissent et questionnent. À l’instar de ces tissus rapiécés de la tribu Kuba au Congo, trônant sur des socles blancs placés au milieu de l’espace, et dont les morceaux raccommodés s’exhibent fièrement et se réinventent. Dans le même esprit, ces morceaux de bois ou ces miroirs fracturés et suturés d’agrafes, ces attelles et prothèses de marche qui disent muettement toutes les horreurs de la guerre, la réparation impossible lorsque l’être est amputé d’une partie de lui-même. Une magnifique œuvre récente aussi (Reenactment, 2014) représente deux ouds, instrument de musique traditionnel arabe, dont la face avant est délicatement façonnée en bois mais dont la caisse de résonnance est formée d’un casque colonial rouillé de l’armée française. Le choc de deux cultures qui ne peuvent se comprendre et n’arrivent pas à s’écouter, la douceur de la musique face à la violence militaire. Tout un symbole…
Plus loin, une carcasse de voiture interroge les vestiges de notre civilisation industrielle. Enfin, le film Réfléchir la mémoire (2016), qui s’est vu attribuer le prix Marcel Duchamp, la plus prestigieuse reconnaissance hexagonale dans le champ des arts plastiques, explore à travers des témoignages d’experts et de psychanalystes le processus de réparation impossible lorsque surgit le phénomène du « membre fantôme » consécutif à une amputation. Une réflexion sur la mémoire de ce qui n’est plus mais qui continue néanmoins de hanter.
À noter que le S.M.AK. propose également en ce moment une revisitation originale de sa collection permanente avec une installation émouvante sous forme de lits de fortune et d’un campement de réfugiés placé au beau milieu des salles d’exposition. Le visiteur est donc contraint pour admirer les Alechinsky, Raysse, Beuys, Broodthaers ou Panamarenko, de se faufiler entre les matelas pisseux et les effets personnels d’une foule miséreuse et invisible. Une démarche qui interpelle et suscite la réflexion.
Enfin, au rez-de-chaussée du musée, l’étonnante installation de « L’Agence Nationale pour la Promotion des Investissements » (ANAPI) congolaise, dont on peine à savoir s’il s’agit de l’œuvre démesurée et déraisonnable d’un artiste ou d’un véritable stand géant de foire commerciale vantant les possibilités d’investissements infinies au cœur de l’Afrique, tant est convaincant le discours corporate, soutenu et argumenté par de nombreux roll-ups, prospectus et sites web. Derrière ces éléments de langage purement entrepreneuriaux sur les richesses minières et naturelles de notre ancienne colonie, la reconstitution d’un village de brousse congolais, que l’on dirait arrêté dans les années 60, avec un salon de coiffure où trônent côte à côte les photos jaunies de Baudouin ou Lumumba, des boutiques défraichies de vendeurs de pneumatiques usés ou de pièces détachées des GSM dont l’Occident ne veut plus, l’arrière-salle abandonnée d’un bar où plane encore un air silencieux de rumba congolaise. Tout un fabuleux bric-à-brac de vie, poussiéreux mais tellement vivant et que les discours business friendly ne peuvent occulter ou faire taire. Étrange et savoureux…
À découvrir au S.MA.K. (Gand) jusqu’au 01/10/2017
http://smak.be